jeudi 11 février 2010

ON N'APPREND PAS A VOIR


On n'apprend pas à voir.
On ressent dans chaque analyse qui nous est proposée que cela ne nous convient pas. On est excentrique, marginal, contestataire, révolté ou exclus... On a fini par croire qu'il fallait se résigner, qu'il n'y a a pas d'autre vie possible et on se sent écorchés par la bêtise ambiante.
On n'apprend pas à voir.
On laisse faire les habitudes, on temporise, on pactise. On prend son mal en patience et on se tait. On ricane avec ces humoristes qui oscillent entre humour et ironie et nous permettent de nous défouler le matin en nous rasant. On se regarde dans la glace et on se dit qu'on avait rêvé, mais que c'est du passé. Il n'y a eu que des utopies et des impasses, des erreurs et des faiblesses. On se console en se disant que le système a du bon. On a échappé au licenciement, au chomage, au découvert. On a un répit. on serre les dents et l'on comptabilise la misère pour mieux la circonscrire, mieux la cerner. On met des chiffres par dessus pour cautériser l'horreur de chaque histoire familiale, de chaque destin personnel englouti sous les dettes et qu'on étale sans vergogne sur l'écran bleu. On invoque la fatalité, le pas de chance. On oublie notre arrogance d'adolescent, notre hargne, notre poésie et qui nous faisait acteurs de chaque vers, de chaque rêve partagé sous la nuit étoilée.
On n'apprend pas à voir.
On se lève un matin et on entend une voix dans un poste de radio qui échappe un instant au discours ambiant. On a une sorte de révélation. On se dit qu'il existe encore une oasis lointaine, une manière de voir le monde qui nous rendra de nouveau acteurs de notre vie. On a peur que ce mince filet s'assèche et on essaie, avec anxiété, de reconstituer en nous ce discours qui se bâtissait sur les bancs de l'école, face à ce prof de français hirsute qui vous parlait d'Epicure, de Prévert ou de Freud. On se rappelle alors de la puissance de nos rêves et on arrête de parler pour se mentir, on tente de garder cette acuité dans l'analyse, de sortir des impasses dans lesquelles on s'est laissé doucement enfermé et l'on passe à l'action.
On n'apprend pas à voir.
On se rappelle seulement qu'on savait voir et qu'on a simplement oublié. Endormis que nous sommes par cet opium du peuple qu'est la publicité, la peur de perdre le peu qui nous a été concédé, le mirage de la réussité matérielle, l'envie de tirer notre épingle du jeu alors que le jeu est faussé. La peur de se rappeler, profondément, sincèrement, que tout est impermanent, que rien ne nous est définitivement donné en ce monde, mais simplement prêté. La propriété et le profit sont la source de ces guerres, de ces exclusions, de ces terrorismes profitables.
On n'apprend pas à voir...

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